La pratique testamentaire repose sur un principe fondamental en droit français : le testament est un acte personnel et unilatéral. Cette règle, inscrite à l’article 968 du Code civil, interdit expressément aux époux de tester conjointement dans un même acte. Pourtant, la tentation demeure forte pour des conjoints de regrouper leurs dernières volontés dans un document unique, ignorant parfois la sanction radicale qui en découle : la nullité absolue. Cette prohibition du testament conjonctif ou commun, maintenue depuis 1804, suscite des interrogations quant à sa pertinence face aux évolutions sociales et familiales contemporaines. Entre protection de la liberté testamentaire et risques d’influence réciproque, l’interdiction du testament commun reste une spécificité du droit successoral français qui mérite d’être analysée dans toutes ses dimensions.
Fondements historiques et juridiques de l’interdiction du testament conjonctif
L’interdiction du testament conjonctif trouve ses racines dans l’histoire du droit français et s’inscrit dans une longue tradition juridique. Sous l’Ancien Régime, certaines coutumes autorisaient les époux à tester ensemble, notamment dans les régions de droit écrit. Cependant, lors de la rédaction du Code civil en 1804, les rédacteurs ont délibérément écarté cette possibilité pour consacrer le caractère essentiellement personnel et révocable de l’acte testamentaire.
L’article 968 du Code civil énonce clairement cette prohibition : « Un testament ne pourra être fait dans le même acte par deux ou plusieurs personnes, soit au profit d’un tiers, soit à titre de disposition réciproque et mutuelle ». Cette disposition s’applique à toutes les formes de testaments, qu’ils soient olographes, authentiques ou mystiques. La jurisprudence a constamment réaffirmé la rigueur de cette règle, considérant que le testament conjonctif est frappé de nullité absolue.
Le législateur a souhaité protéger la liberté testamentaire en évitant que le consentement d’un époux ne soit influencé par l’autre. En effet, le testament doit être l’expression de la volonté individuelle du testateur, libre de toute pression extérieure. La Cour de cassation a régulièrement rappelé ce principe, notamment dans un arrêt du 8 novembre 1983 où elle précise que « le testament est un acte par lequel le testateur dispose, pour le temps où il n’existera plus, de tout ou partie de ses biens et qu’il peut révoquer ».
Cette prohibition repose sur plusieurs justifications juridiques :
- La préservation du caractère révocable du testament, qui pourrait être compromise si les volontés des époux étaient liées dans un même acte
- La protection contre les risques de captation d’héritage ou de pressions morales entre époux
- Le respect de l’autonomie de la volonté de chaque testateur
- La sécurité juridique des dispositions testamentaires
Le droit comparé montre que cette interdiction n’est pas universelle. Plusieurs pays européens, notamment l’Allemagne et les pays de tradition germanique, admettent le testament conjonctif entre époux sous certaines conditions. De même, les systèmes de Common Law reconnaissent souvent les « mutual wills » ou testaments mutuels. Cette différence d’approche souligne la particularité du droit français dans sa conception stricte de l’acte testamentaire comme manifestation d’une volonté strictement individuelle.
Critères de qualification du testament conjonctif et cas de nullité
Pour déterminer si un testament encourt la nullité pour cause de conjonctivité, les tribunaux ont développé des critères précis d’identification. La qualification du testament conjonctif repose sur deux éléments cumulatifs : l’unité d’acte instrumentaire et la pluralité de testateurs.
L’unité d’acte instrumentaire
L’unité d’acte constitue le premier critère déterminant. Elle se caractérise par l’existence d’un document unique contenant les volontés testamentaires de deux personnes. La jurisprudence considère qu’il y a unité d’acte lorsque les dispositions des époux figurent sur un même support matériel, comme une feuille de papier unique ou plusieurs feuillets reliés formant un ensemble indivisible. Dans un arrêt du 28 mai 1974, la Cour de cassation a précisé que « l’interdiction du testament conjonctif suppose l’existence d’un seul et même acte instrumentaire contenant les dispositions de dernière volonté de plusieurs personnes ».
Cette unité peut se manifester de différentes façons :
- Testament rédigé d’une seule traite, avec des dispositions entremêlées
- Testament sur un même support avec des parties distinctes pour chaque époux
- Testament présentant une continuité matérielle évidente
La pluralité de testateurs
Le second critère concerne la présence de plusieurs testateurs dans l’acte unique. Le testament conjonctif suppose nécessairement l’expression des volontés de deux personnes distinctes, généralement les époux, qui disposent conjointement de leurs biens. Cette pluralité se manifeste typiquement par la présence des signatures des deux époux au bas du même document, confirmant leur participation commune à l’acte testamentaire.
Les juges du fond apprécient souverainement les faits pour déterminer s’il existe une réelle conjonctivité. Ils examinent notamment :
- L’intention des testateurs de créer un acte commun
- L’interdépendance des dispositions testamentaires
- La formulation des volontés (usage du « nous » plutôt que du « je »)
La nullité absolue qui frappe le testament conjonctif s’étend à l’intégralité de l’acte. Elle ne peut être couverte par aucune confirmation, même après le décès des testateurs. Dans un arrêt du 12 janvier 1960, la Cour de cassation a clairement affirmé que « la nullité des testaments conjonctifs est d’ordre public et ne peut être couverte ni par une possession d’état conforme aux dispositions qu’ils contiennent, ni par une exécution volontaire ».
Il est toutefois nécessaire de distinguer le véritable testament conjonctif de situations qui peuvent paraître similaires mais n’encourent pas la nullité :
- Deux testaments distincts rédigés le même jour et dans des termes similaires
- Des testaments séparés mais dont les dispositions sont complémentaires
- Des testaments rédigés sur des supports physiques différents
La jurisprudence a ainsi validé des testaments olographes rédigés par chaque époux de manière identique mais sur des feuilles séparées, même si leur contenu était concerté (Cass. civ. 1ère, 6 mars 2001).
Les conséquences juridiques de la nullité du testament commun
La sanction qui frappe le testament conjonctif est particulièrement sévère : il s’agit d’une nullité absolue qui affecte l’intégralité de l’acte. Cette nullité présente plusieurs caractéristiques qui la distinguent d’autres formes d’invalidité juridique et qui rendent ses conséquences particulièrement graves pour la transmission patrimoniale envisagée par les époux.
Nature et portée de la nullité
La nullité du testament conjonctif est d’ordre public. Cela signifie qu’elle peut être invoquée par tout intéressé, y compris par le ministère public, et que le juge peut la soulever d’office. Cette nullité n’est pas susceptible de régularisation ou de confirmation, même avec l’accord unanime des héritiers. La Cour de cassation a confirmé ce caractère absolu dans un arrêt du 29 juin 1983, précisant que « la nullité des testaments conjonctifs est d’ordre public et ne saurait être couverte par la ratification des parties intéressées ».
Cette nullité frappe l’ensemble des dispositions contenues dans le testament, sans possibilité de maintenir certaines clauses qui auraient pu être valables si elles avaient été stipulées dans un testament individuel. Il s’agit d’une nullité totale, qui ne permet pas au juge d’opérer un tri entre dispositions valables et invalides.
Effets sur la dévolution successorale
L’anéantissement du testament conjonctif entraîne des conséquences directes sur la succession des époux :
- Retour à la dévolution légale en l’absence d’autre testament valable
- Application des règles de la réserve héréditaire et de la quotité disponible
- Remise en cause des avantages matrimoniaux qui auraient pu être confirmés par testament
En pratique, les héritiers réservataires peuvent se prévaloir de cette nullité pour faire échec aux volontés exprimées par les défunts dans leur testament commun. Les légataires désignés dans le testament nul perdent tout droit sur les biens qui devaient leur revenir. Un arrêt de la 1ère chambre civile du 12 juin 2012 illustre cette situation où des enfants d’un premier lit ont pu obtenir l’annulation d’un testament conjonctif rédigé par leur père et sa seconde épouse, entraînant l’application des règles de dévolution légale.
Prescription de l’action en nullité
L’action en nullité du testament conjonctif est soumise au délai de prescription de droit commun, soit cinq ans selon l’article 2224 du Code civil. Toutefois, ce délai ne commence à courir qu’à compter du jour où les intéressés ont découvert l’existence du testament, généralement à l’ouverture de la succession. La jurisprudence a précisé que le point de départ du délai pouvait être repoussé en cas de dissimulation du testament (Cass. civ. 1ère, 4 juin 2007).
Il faut noter que la nullité peut être invoquée tant par voie d’action que par voie d’exception. Dans ce dernier cas, l’exception de nullité est perpétuelle, conformément à l’adage « quae temporalia sunt ad agendum, perpetua sunt ad excipiendum » (ce qui est temporaire pour agir est perpétuel pour se défendre).
Les conséquences pratiques de cette nullité peuvent être dramatiques pour les familles, créant des situations où les volontés clairement exprimées par les défunts sont écartées pour un vice de forme. Cette situation explique pourquoi de nombreux praticiens du droit plaident pour un assouplissement de cette règle, jugée parfois trop formaliste au regard des réalités familiales contemporaines.
Stratégies alternatives pour les époux souhaitant coordonner leur succession
Face à l’interdiction formelle du testament conjonctif, les époux disposent néanmoins de plusieurs mécanismes juridiques leur permettant d’atteindre des objectifs similaires tout en respectant la légalité. Ces alternatives, bien que parfois plus complexes à mettre en œuvre, offrent des garanties comparables en matière de protection du conjoint survivant et de transmission patrimoniale.
Les testaments séparés mais concordants
La solution la plus simple consiste pour les époux à rédiger deux testaments distincts mais au contenu similaire ou complémentaire. Chaque époux exprime individuellement ses dernières volontés sur un support matériel différent, en prenant soin de dater et signer personnellement son propre testament. Cette pratique a été validée par la jurisprudence, notamment dans un arrêt de la 1ère chambre civile du 6 mars 2013, où la Cour de cassation a confirmé la validité de testaments olographes rédigés séparément mais en termes identiques.
Pour renforcer la sécurité juridique de ces testaments séparés, il est recommandé de :
- Utiliser des supports physiques clairement distincts
- Employer le pronom « je » et non « nous » dans la rédaction
- Faire enregistrer chaque testament auprès du Fichier Central des Dispositions de Dernières Volontés (FCDDV)
- Envisager le recours à un testament authentique reçu par notaire
Les donations entre époux
La donation au dernier vivant, également appelée donation entre époux ou donation de biens à venir, constitue un outil privilégié pour protéger le conjoint survivant. Régie par l’article 1096 du Code civil, elle permet à chaque époux d’accroître les droits successoraux de son conjoint au-delà de ce que prévoit la loi. Contrairement au testament conjonctif, la donation entre époux peut être établie dans un même acte notarié pour les deux époux sans encourir la nullité.
Les avantages de cette solution sont multiples :
- Offre une option au conjoint survivant entre plusieurs formules (usufruit total, quotité disponible, etc.)
- Bénéficie d’une sécurité juridique renforcée grâce à l’intervention du notaire
- Permet une adaptation aux évolutions de la situation familiale
Depuis la réforme du 26 mai 2004, ces donations sont librement révocables, ce qui préserve la liberté individuelle de chaque époux tout en offrant une protection efficace au conjoint survivant.
Les aménagements du régime matrimonial
Le choix ou la modification du régime matrimonial constitue également un levier puissant pour organiser la transmission. Les époux peuvent notamment opter pour un régime de communauté universelle avec clause d’attribution intégrale au survivant. Dans ce cas, l’ensemble des biens communs revient automatiquement au conjoint survivant sans passer par la succession.
Cette solution présente toutefois des limites en présence d’enfants non communs, qui peuvent exercer l’action en retranchement prévue à l’article 1527 du Code civil pour protéger leur réserve héréditaire. La Cour de cassation a régulièrement rappelé cette possibilité, notamment dans un arrêt du 7 juin 2006.
D’autres mécanismes peuvent compléter ces stratégies :
- Le recours à l’assurance-vie, qui permet de désigner librement un bénéficiaire en cas de décès
- La création d’une société civile familiale facilitant la gestion et la transmission du patrimoine
- L’utilisation du démembrement de propriété pour optimiser la transmission tout en conservant des revenus
Ces alternatives démontrent que l’interdiction du testament conjonctif n’empêche pas une planification successorale efficace. Elles nécessitent toutefois un conseil juridique avisé et une réflexion globale sur la situation patrimoniale des époux. Le recours à un notaire s’avère particulièrement précieux pour sécuriser ces stratégies et garantir leur conformité avec les évolutions législatives et jurisprudentielles.
Perspectives d’évolution : vers une reconnaissance limitée du testament conjonctif?
La prohibition absolue du testament conjonctif en droit français fait l’objet de débats récurrents dans la doctrine et parmi les praticiens. Cette interdiction, héritée du Code Napoléon, apparaît parfois en décalage avec les réalités contemporaines et les attentes légitimes des couples. Plusieurs arguments militent pour une évolution mesurée de cette règle, sans pour autant abandonner les principes fondamentaux qui la sous-tendent.
Le testament conjonctif à l’épreuve du droit comparé
L’examen des législations étrangères révèle que de nombreux pays admettent, sous certaines conditions, la validité des testaments conjonctifs ou mutuels. L’Allemagne reconnaît depuis longtemps le « gemeinschaftliches Testament » entre époux, qui permet aux conjoints d’exprimer leurs dernières volontés dans un acte unique. De même, les systèmes juridiques de tradition anglo-saxonne connaissent les « mutual wills » qui, bien que juridiquement distincts, sont moralement liés par un accord entre les testateurs.
Le droit international privé pose d’ailleurs des questions complexes lorsqu’un testament conjonctif valablement établi à l’étranger produit des effets en France. Le Règlement européen sur les successions internationales (n°650/2012 du 4 juillet 2012) a apporté certaines clarifications, en prévoyant que la validité au fond des dispositions testamentaires est régie par la loi qui aurait été applicable à la succession du testateur si celui-ci était décédé le jour de l’établissement de la disposition.
Cette diversité d’approches invite à s’interroger sur la pertinence d’un assouplissement du droit français, qui pourrait s’inspirer des solutions équilibrées retenues par d’autres pays européens.
Les propositions de réforme
Plusieurs pistes de réforme ont été envisagées par la doctrine et certains praticiens pour faire évoluer la prohibition absolue du testament conjonctif :
- Une reconnaissance limitée aux époux et partenaires de PACS, assortie de garanties spécifiques
- L’introduction d’un testament conjonctif révocable, mais avec obligation d’information du co-testateur
- La création d’un testament de famille inspiré du modèle germanique, avec des règles spécifiques de révocation
Ces propositions visent à préserver l’équilibre entre la liberté testamentaire individuelle et le souhait légitime des couples de coordonner leur succession. Elles s’inscrivent dans une tendance plus large d’adaptation du droit des successions aux évolutions sociologiques de la famille.
Le Conseil supérieur du notariat a notamment suggéré, lors de travaux préparatoires à la réforme des successions, d’assouplir l’interdiction pour les couples mariés ou pacsés, tout en maintenant des garanties quant à la liberté de révocation. Cette proposition n’a pas été retenue lors des dernières réformes, mais reste d’actualité dans les réflexions sur l’évolution du droit patrimonial de la famille.
Les enjeux contemporains
L’évolution des structures familiales et l’internationalisation croissante des situations patrimoniales rendent la question du testament conjonctif particulièrement actuelle. Les familles recomposées, de plus en plus nombreuses, expriment un besoin de sécurité juridique dans l’organisation de leur succession. De même, les couples binationaux ou expatriés peuvent légitimement s’interroger sur la validité de leurs dispositions testamentaires lorsqu’ils sont confrontés à différentes traditions juridiques.
La numérisation des actes juridiques pose également de nouvelles questions. Si le testament olographe numérique n’est pas encore reconnu en droit français, les évolutions technologiques pourraient à terme modifier les conditions de forme des actes testamentaires, rendant nécessaire une réflexion sur l’adaptation des règles traditionnelles, y compris celle prohibant le testament conjonctif.
Face à ces enjeux, une évolution mesurée du droit français pourrait consister à maintenir le principe d’interdiction du testament conjonctif, tout en prévoyant des exceptions strictement encadrées pour les couples mariés ou pacsés. Cette approche permettrait de préserver les fondements de notre droit successoral tout en l’adaptant aux réalités contemporaines.
La tension entre stabilité juridique et adaptation aux besoins sociaux reste au cœur de cette problématique. Toute réforme devra préserver l’équilibre délicat entre la protection du consentement individuel et la reconnaissance des projets patrimoniaux communs que peuvent légitimement construire les couples.
